Biscotte

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Bonjour, je pèse 100 kilos.

Je dois me lire plusieurs fois pour réaliser. 100. 100. 100. Ca fait quelques semaines que j’ai atteint ce chiffre rond, et ici je le confesse je fais mon obèse out – j’ai des amies qui ne m’ont pas vue depuis longtemps qui vont peut-être lever un sourcil.

Commençons par le commencement.
Je suis un beau bébé potelé. Magnifique bébé, je le dis sans détour en regardant les photos. Ce n’est pas l’opinion du pédiatre qui souligne en rouge et en gras dans le carnet de santé d’une fillette de 13 mois : POIDS A SURVEILLER !!! J’imagine les warning s’allumer dans la tête de ma pauvre maman, à chaque visite médicale le couperet tombe, aux côtés d’un « excellente forme, excellents progrès, excellente croissance » MAIS ON S’EN FOUT CETTE GAMINE EST TROP GROSSE, ces mots en rouge qui vont tracer mon futur : ATTENTION AU POIDS !!!

Et c’est parti.
Tout ce qui est sucre, gâteaux, bonbons, sodas, bref plaisir occasionnel est banni à vie des placards de la maison. Je n’en vois l’ombre que lors des goûters d’anniversaire chez les copains, je me souviens d’être entrée en transe devant un verre de coca, genre une poule devant son premier oeuf. OMG.

Et au goûter je mange quoi ? Tu connais la marque Milical, qui se vend en pharmacie ? j’ai droit à deux biscuits par jour, au chocolat s’il te plait, c’est royal. Je suis une petite fille au régime permanent. Et tu crois que ça marche ? J’ai une nature de ronde, c’est ainsi, c’est même pire que ça : j’ai faim, alors je vole de la nourriture dans les placards (je n’ai pas encore 10 ans, rappelons-le). Puisqu’il n’y a rien de véritablement tentant, je me rabats sur les biscottes et les fruits que je cache dans le tiroir de mon bureau de petite fille décoré avec des autollants de Sarah Key. Jusqu’à ce que les fruits pourrissent, ma mère le découvre et me colle la honte à la moindre occasion en croyant me décourager. Un jour de relâche du régime perpétuel, c’est resto, ma mère glousse : imagines si le docteur-régime te voyait ! Boum, devines, la porte du restaurant s’ouvre, je brûle de partout et glisse sous la table. Je t’épargne les remarques des vieilles tantes ou des grands-parents (« mais elle va éclater cette petite ! ») ou de ce copain de classe plus costaud que moi : « aaaaah la grosse ». Ah et les copines de ma mère aussi (« tu ne devrais pas t’habiller comme ça »). Au moins il y a unanimité.

L’adolescence : je rentre du collège dans un appartement vide, j’ai faim, je me fais à manger, ma mère arrive par surprise… Chaque été je dois partir en vacances chez la grand-mère dans le sud. Chaque fois le même examen : tu devrais faire un effort, TU N’AS DONC AUCUNE VOLONTE ??? Honte honte honte tu graves ton chemin.

Je quitte le nid familial. Pendant une bonne année dans mon appart en coloc je continue à me nourrir comme à la maison (seul plaisir autorisé : les biscottes. Décidément.). Un jour je découvre que si je veux, je peux m’offrir une tablette de chocolat, ma mère n’est plus derrière mon dos. Alors la honte je vais me la coller toute seule. L’orgie commence. Et le cycle régime / boulimie / régime / boulimie. Mon fric part dans les rayons du supermarché. Je pèse 60 kilos à 20 ans, je me trouve immonde.

La vie étudiante, la vie active, la vie sentimentale. Je trace mon chemin, le poids suit plus ou moins. Un été je perds 10 kilos, je retourne aux 60 de mon adolescence, j’exulte.

Ma mère meurt. Mon père est malade. Je tombe enceinte, et pour la première fois de ma vie, je lâche tout. J’ai une bonne excuse. Bilan : 20 kilos pris pour la bonne cause, j’en garderai 10. Second bébé, même schéma : 20 kilos, 10 de plus. Je me souviens, enceinte de 7 mois, avoir traversé un couloir d’hôpital devant un groupe de vieilles personnes en fauteuil roulant qui se sont mises à commenter à voix haute en me regardant passer : « Mais quelle horreur… ». Ce serait aujourd’hui je ferais demi-tour et j’arracherais leurs perfs. Des scènes de grossophobie ordinaire je peux t’en raconter plein.

Mes fils grandissent, je suis seule, ma grand-mère meurt, je suis seule. Les crises de panique déboulent en force : la dépression. La vraie. Pendant 6 mois j’essaye avec une psy de trouver le bon médoc, le bon dosage pour calmer ces putes de crises d’angoisse qui me noient, j’alterne, je switch les pilules. Le **** me fait perdre 15 kilos. Pour la première fois de ma vie, je connais le désintérêt pour la bouffe, et en plus de ça je suis comme qui dirait désinhibée, je n’ai plus peur d’aller parler aux gens, c’est – presque – le bonheur. Mais comme les attaques de panique restent présentes, on change de médoc, trop vite. C’est celui que je prends toujours. En 3 ans, j’ai pris une vingtaine de kilos en plus de ceux que j’avais déjà. Je suis donc à 100, et je ne suis pas sûre que cela va s’arrêter.

Evidemment que ce n’est pas seulement la faute des médocs : je suis hyperphage. En thérapie. Et j’ai coupé les ponts avec mon père. Et dans ce combat avec moi-même je suis seule. Bref, tout ça combiné, la bouffe (je ne dis plus nourriture depuis longtemps) me permet de me construire une magnifique carapace de chair – excuse, excuse, excuse. Je n’ose plus sortir. Je n’ose plus parler. Les invitations me mettent en joie autant qu’elles me mettent mal à l’aise.

Soyons clair : on peut vivre avec 100 kilos, et très bien même, ici je ne parle que de MON ressenti : je serai toujours ronde, ce n’est pas le souci et c’est un fait accepté depuis des lustres, mais je voudrai juste trouver ce poids qui me permet de suivre mes enfants sans peiner, souffler et transpirer, ça peut être 2 kilos en moins comme 20 kilos je m’en fous, je veux juste être à l’aise avec mon c*l majuscule, comme disait une charmante vieille tante..

On m’a proposé des solutions, des noms, des spécialistes. Je les rejette toutes une par une, consciencieusement. Complaisance, dis-tu ? Ce n’est peut-être juste pas le bon moment, me rassure ma psy. C’est possible. Néanmoins, ce 100 avec ses deux yeux tout ronds m’interpelle comme si c’était une autre personne, comme si ce n’était pas moi. Il y a tellement de choses qui se jouent dans ce 100, la petite fille que la thérapie a fait revenir, les coups du quotidien – et un peu de résilience aussi, quand je dis mon enfance à voix haute je réalise que derrière l’arbre se cache une forêt bien sombre.

Je crois qu’on a tous une addiction, tout au moins un moyen pour surmonter les coups. Moi c’est la bouffe, ce n’est pas une fierté ou une provocation que je revendique, c’est une maladie couplée à une autre maladie. Le chemin est long, surtout quand tu croises des personnes bienveillantes qui te font des remarques sur ta façon de manger ou l’évolution de ton poids – alors je redeviens une petite fille, mais au lieu de rougir de honte j’ai plutôt envie de leur mettre un pain dans la figure.

Je progresse, non ?

 

 

* Illustration Jeanne Lorioz qui a créé une magnifique galerie de « Popotins ».

* Cet article fait partie des « Je publie ? Je publie pas ? ». Sois tendre, j’ai peur. Et si tu as pris le temps de le lire entièrement je te remercie infiniment.